La face vierge du Dru
Alpinisme. Trois éboulements ont modifié la physionomie de la mythique aiguille chamoniarde. Deux guides sont partis à l'assaut de la paroi ouvrir une nouvelle voie.
Par François CARREL
QUOTIDIEN : lundi 19 février 2007
Grenoble correspondance
Le Dru, c'est la «cime parfaite», a écrit le maestro Walter Bonatti, auteur en 1953 de la première du pilier sud-ouest, six jours d'une escalade en solo hallucinée et légendaire. Cette flèche de granit fauve, 1 000 m de verticalité parfaitement visible de Chamonix, est un temple de l'alpinisme. Après Bonatti, les plus grands alpinistes viennent y ouvrir de nouveaux itinéraires, tous plus techniques les uns que les autres, de Gary Hemming à Jean-Christophe Lafaille.
L'histoire semble définitivement écrite lorsque la nature décide de remettre le couvert : en trois éboulements monstrueux, en 1997, en 2003 puis en 2005, le Dru recouvre une virginité de façade. Le dernier décapage est le plus ravageur : la majeure partie du pilier Bonatti bascule dans le vide, avec un large pan de la face ouest, découvrant, une fois le panache de poussière géant dissipé, de nouvelles dalles de granit gris clair sur des centaines de mètres de haut.
Surplomb. Les grimpeurs de la nouvelle génération, circonspects, lorgnent en silence le nouveau Dru. Aucun ne s'y risque, redoutant que la montagne n'en ait pas encore terminé avec son travail de sape. Deux guides de 31 ans, Martial Dumas et Jean-Yves Fredriksen, compagnons de cordée depuis treize ans, se forgent peu à peu un solide espoir : avec la disparition des principaux surplombs branlants, le Dru est sans doute redevenu praticable.
A la mi-janvier, ils poussent jusqu'au pied de la face ouest, chargés d'un imposant barda. Pas un seul impact de pierre n'est visible sur la neige tombée là il y a pourtant des semaines. C'est parti ! Ils remontent les cinq longueurs de corde en neige qui mènent aux premières difficultés rocheuses et s'engagent dans l'escalade. Très vite, le mauvais temps les surprend. Ils abandonnent une partie de leur matériel et regagnent Chamonix, désormais sûrs de leur fait.
Le 28 janvier, météo au beau fixe, ils sont de retour avec 120 kilos de matériel que des copains les aident à porter au pied de la face. En quelques heures, les deux hommes ont rejoint le point le plus élevé de leur tentative précédente et se lancent droit au-dessus d'eux, dans l'inconnu. Leur analyse était la bonne : le Dru est stable, figé qui plus est par le gel des nuits glaciales, à - 10 °C. Les éboulements géants ont en revanche laissé des traces : sur la moindre petite terrasse, dans toutes les fissures, des blocs branlants n'attendent qu'un souffle pour dégringoler. Un terrain miné.
Artificielle. Huit jours durant, ils remontent le Dru, lentement, patiemment, se relayant en tête de cordée. Le leader, pour progresser, doit nettoyer les passages d'escalade au-dessus de lui en faisant tomber les cailloux en équilibre, avant de grimper. C'est un exercice épuisant nerveusement . «On s'est mis au charbon sur presque toutes les longueurs de corde, raconte Jean-Yves Fredriksen. Il a fallu se botter le cul en permanence, car on risquait toujours de se prendre des blocs sur la tête. Nous sommes pourtant arrivés à progresser sans prendre de risque. La preuve ? Pas un impact de pierre sur nos casques !» 
Le plus souvent, la paroi est si raide et lisse que le seul moyen de progresser est de recourir aux méthodes d'escalade artificielle : le grimpeur se hisse de piton en coinceur, jouant du marteau le long des lignes de fissure. C'est la méthode que presque tous les alpinistes ont utilisée au Dru, Bonatti compris ; Dumas et Fredriksen la maîtrisent à la perfection. Ils ont ouvert en 2005, avec deux autres Chamoniards, une voie rocheuse de très haut niveau, longue de 1 500 m, aux tours de Trango, dans l'Himalaya. Bien sûr, depuis Bonatti, le matériel s'est amélioré. Dumas et Fredriksen disposent d'un portaledge , tente de paroi confortable et légère que l'on peut suspendre dans le vide. Ils l'installent à trois endroits successifs de la paroi, y passant au moins deux nuits chaque fois. Un jour de grimpe, puis ils fixent une corde au point le plus haut et redescendent dormir. Le jour suivant, c'est corvée de hissage et réinstallation du camp. Un rythme épuisant, des manipulations délicates, beaucoup de tension, mais les compagnons sont rodés : «Pas une engueulade en huit jours», souligne Jean-Yves.
Au troisième jour, ils rejoignent le fil du pilier Bonatti pour une tranche d'émotion : une portion du pilier de légende, à leur grande surprise, est restée miraculeusement intacte sur quelques dizaines de mètres, avec ses pitons. Sur les traces de Bonatti, ils progressent sur le fil. «Ça nous a fait délirer», concède Fredriksen avec un sourire.
Dalle vierge. Très vite, ils retombent en terrain inconnu et dessinent leur ligne sur un granit clair et compact. «On a remonté des fissures d'anthologie, avec de très beaux passages, en les reliant par de courtes traversées ou des pendules.» Comme le maestro l'avait fait en 1953. Aux septième et huitième jours, ils s'offrent chacun l'une des deux dernières longueurs du Dru nouvelle vague, en pleine dalle vierge, à moins de 200 mètres du sommet. Dans la vallée, les jumelles sont braquées sur eux. Ces deux dernières longueurs sont rectilignes, très dures, engagées. Superbes. «Je n'en pouvais plus et je me suis fait un peu peur, commente sobrement Jean-Yves. En même temps, ça a été une émotion immense de sortir une ligne aussi logique et esthétique. C'est une chance devenue rare dans les Alpes.» 
Au-delà de la dernière grande dalle, le haut du pilier est resté intact, dans son état historique. Les deux guides cavalent. Le 4 février à 16 heures, ils sont au sommet, où ils grillent la clope de la victoire. Si les deux hommes savent que leur ascension est un événement, ils n'en diront pas plus sur leurs émotions. Martial Dumas préfère rester silencieux, mais son sourire, sous sa tignasse, est éloquent. Ils ont baptisé leur voie «les Papas», clin d'oeil à leurs toutes petites filles, une pour Martial, deux pour Jean-Yves. Au Dru, depuis toujours, on grimpe pour soi, mais aussi pour la postérité.


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